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Toilettes et eau courante se trouvaient à l'extérieur du bâtiment, et la nourriture, très maigre, était souvent composée de pâtes et de pommes de terre. Nous étions presque aussi maigres que ce que l'on mangeait.
Les semaines se déroulaient ainsi: le lundi matin, un camion nous conduisait au travail et le vendredi après-midi, nous rentrions chez nous, mais à pied cette fois. Ce jour là était particulier puisque nous nous préparions durant l'heure du repas, et aussitôt le coup de sifflet du responsable était donné, nous nous dépêchions de partir. Quel plaisir de retrouver notre maison au bout d'une semaine! Quelle joie de dormir dans un vrai lit, et de manger de la bonne cuisine!
Après quelques semaines, ce travail prit fin, les travaux prévus étant terminés. Nous étions donc revenu à la case départ...
Un jour où ma femme était parti acheter quelque chose, l'épicier, qui nous avait fait crédit, lui dit: "madame, dites à votre mari que je ne pourrais plus vous faire crédit. Vous comprendrez que je dois payer ma marchandise, et d'ailleurs votre mari ne travaille pas, j'ai peur de ne pas être payé."
Ma femme, en rentrant, me raconta ce qui s'était passé. Quelle honte! Mais il est vrai qu'il fallait payer. Mon regard se posa alors sur la belle mandoline que j'avais acheté avec mes économies, durant le service militaire; tiens, à propos, je me demande si le coiffeur serait toujours intéressé pour l'acheter. Je sortis donc immédiatement de chez moi, pour aller voir le coiffeur:
"-Bonjour Joseph, vous êtes toujours intéressé par ma mandoline?
-Oui, bien sur!"
Après avoir marchandé un peu, il me paya, tout en me remerciant. L'argent obtenu n'était pourtant pas suffisant pour rembourser l'épicier, et je decidais alors de vendre ma petite radio, de marque "Armstrong", que j'avais également acheté avec mes économies de soldat.
L'acheteur était quelqu'un qui travaillait en France, rentré au village pour rendre visite à sa femme:
"-Tu me vends ta radio? Ok, mais il faudra que tu me fasse un branchement depuis le compteur électrique jusqu'à une prise."
Je respectais ses conditions et le travail terminé, il me donna la somme prévue. L'argent en poche, je parti donc payer l'épicier.
"-Bonjour, je viens solder mon compte.
-Bonjour Pierre. Il faut m'excuser, je ne pouvais plus attendre.
-Bien, vous voulez vérifier?
-Non, j'ai confiance en toi.
-Vous avez tellement confiance que vous ne me faites plus crédit!"
Sur ce, je le saluait. J'avais payé l'épicier, mais je n'avais plus rien en poche! À 21 ans, il est difficile de vouloir travailler lorsque personne ne peut vous offrir de travail. J'avais envie de montrer aux autres de quoi j'étais capable, de faire taire ceux qui me critiquaient: "Regardez-moi ce fainéant! Il se promène du matin au soir, je plains sa femme!". Fainéant, moi? Fils de quelqu'un qui malgré son handicap, à su élever six enfants! Et de surcroît, petit-fils de quelqu'un qui a émigré au Canada pour chercher du travail! Donnez-moi du travail, et je vous prouverais que ce n'est pas le cas.
À la mi-octobre, je me promenais en ville et j'entendis deux personnes discuter entre elles:
"-Tu sais, il y a un quart d'heure j'ai appris que l'ANPE cherchait du personnel pour aller travailler en France. Mais ça ne m'intéresse pas, je suis trop vieux pour aller travailler alors."
Prenant part à la conversation, je dis: "-Excusez-moi, sans le vouloir j'ai écouté votre discussion; vous êtes certain de ce que vous venez de dire?
-Mais bien sur, j'en suis même certain; à ta place, je me présenterais. Mais tu devrais rapidement aller demander un certificat médical de bonne santé, il paraît qu'il en faut un pour s'inscrire.
-Merci pour l'information, à bientôt.
-Au revoir Pierre."
Je me précipitais vers le cabinet médial, mais comme prévu, d'autres que moi attendaient. Le docteur Ciccio Fico était un médecin très connu dans le village, à la fois pour sa professionalité et sa gentillesse envers les patients; parfois, quand il n'en avait plus de disponibles, il fournissait même aux patients des médicaments qu'il avait chez lui.
"-Bonjour, toi aussi tu as envie de partir?
-Docteur, vous savez bien pourquoi on a envie de partir.
-Bon, donne moi ta date de naissance.
-Le 20 Juin 1936.
-Tu est en bonne santé?
-Oui, je suis en bonne santé, la seule chose qu'il me manque, c'est du travail.
-Dans ce cas, voici ton certificat, bonne chance à toi.
-Merci Docteur, au revoir."
Je courre donc à l'ANPE et prend la file, jusqu'à ce que mon tour arrive.
"-Carvelli, je regrette, il n'y a plus de place sur la liste."
Bonjour la malchance! Elle est collée à moi comme une deuxième peau... Désormais, il ne me reste plus qu'à mendier à ceux qui voudraient bien me donner du travail.
"-Bonjour monsieur, vous cherchez quelqu'un pour travailler?
-Oui, il me faut quelqu'un pour ma chaudière, tu demandes combien?
-400 lires pour huits heures de travail.
-Tu es trop cher, moi j'embauche quelqu'un pour 350 lires, et faut pas regarder à l'heure."
Toujours la même rengaine, et on finissait toujours par se faire avoir... Quelques jours après le refus du responsable de l'ANPE, je me promenais dans les rues du village lorsque j'entendis quelqu'un m'appeler:
"-Carvelli, tu as toujours envie de partir?
-Oui, bien sûr!
-Alors écoute moi bien; si tu prépare ton dossier en cinq jours, j'essaierais de te faire partir avec les autres.
-Merci monsieur, je vais commencer le dossier immédiatement. Bonne journée."
En rentrant chez moi, je me mis à raconter tout ce qui c'était passé à ma femme; d'un coup, ma confiance était de retour: j'avais encore une chance, et il fallait la saisir. Cinq jours, c'était peu mais il fallait essayer. Après avoir réfléchi à qui pouvait m'aider à aller vite, je trouvais quelqu'un qui pourrait le faire.
Durant la quatrième jour, j'avais réunit tous les certificats nécessaires à mon dossier et lors du cinquième jour, tout partait donc vers l'ANPE de Catanzaro. Ciccio Infantino, chauffeur de taxi faisant le trajet Petilia - Catanzaro, fut chargé de ce service.
Mon Dieu, vous avez pitié de moi; vous me redonnez l'espoir désormais, donnez moi suffisament de jours à vivre pour vous remercier.
 
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