L'émigré
Mon histoire commence au début de l'automne 1957, dans une région du Sud de l'Italie: la Calabre. Région ô combien belle par ses diversités naturelles. Un jour dans ma jeunesse, j'eût la chance de traverser une orangeraie en fleurs; à l'odeur de son parfum, je croyais avoir quitté la Terre. Les habitants -à part ceux qui font partie de la "ntrangueta"- sont très gentils, souvent simples et respectueux les uns envers les autres. Mais hélas, souvent aussi chômeurs de père en fils. Le Christ ne s'est pas arrêté à Empoli, mais le Gouvernement Italien a oublié que plus bas de Rome il y a aussi des italiens. Loin de moi le fait de polémiquer sur les "politiciens" mais la réalité est là et bien réelle!
Mais revenons à mon histoire. Depuis peu j'étais entré dans ma vingt-et-unième année (âge légal pour la majorité) et ma première action fut celle de légaliser l'union avec la femme qui partageait ma vie depuis le mois d'avril de la même année.
Notre mariage fut très simple; mes parents n'étaient pas de la fête. En effet, ils n'étaient pas d'accord avec mon idée trop irréfléchie de prendre une femme à peine le service militaire terminé. Sans travail, sans argent, on ne pouvait faire une belle fête. Donc, nous avons passés plus de temps devant le curé qu'à s'amuser avec nos invités.
L'habit de la mariée était une robe confectionnée par Catherine, la soeur de ma femme, très habile dans ce travail. Mon costume était très bas prix, acheté chez "Consolato", commerçant très honnête du village.
Quelques dizaines "d'arcs" (couverture damassée étendue sur une canne de bambou, pincée avec un ruban où une poupée attachée à l'aide d'une ficelle descendait vous offrir un bouquet de fleurs) étaient suspendus d'une fenêtre à l'autre de la ruelle où se trouvait la maison de mes beaux parents qui nous logeaient en attendant les jours meilleurs.
Arrivés "chez nous" avec les quelques invités, nous eûmes droit à quelques dragées, biscuits et liqueurs préparés par ma belle famille. On était mariés! Les problèmes n'étaient pourtant pas finis... Trop jeune, sans travail, sans argent, que faire? L'armée que j'avais quitté en début mars de la même année s'était révélée être un vrai échec: à 18 ans avec mes copains aussi rêveurs que moi, on s’était engagés dans l’armée pour avoir une vie meilleure. Mais c’est une fois arrivé sur place que nous nous rendîmes compte de l’erreur commise. Il était trop tard pour revenir en arrière et on a passé notre Service Militaire, sans trop de dégâts toutefois.
A mon retour après 24 mois de volontariat, rien n’était changé au village; le chômage quant à lui était encore plus aigu qu’auparavant. Quelle déception !
Les quelques jours de travail que je parvenais à effectuer ne suffisaient pas à nourrir ma femme et moi. La place « Filottete » était devenu l’ « ANPE » du village. Si quelqu'un cherchait du personnel à la place, il trouvait les meilleurs ouvriers à bon prix. La polyvalence était conseillée, c'est pourquoi je connaissais plusieurs métiers: ouvrier du bâtiment, blanchisseur, ouvrier agricole et ouvrier pour fabriquer la chaux hydraulique. Je passe sur les tâches de l'ouvrier du bâtiment et sur celles de l'ouvrier agricole puisque beaucoup d'entre vous connaissent ces travaux mais, je vais essayer de vous expliquer le travail du blanchisseur à la chaux hydraulique, et celui de fabriquant de cette matière.
Blanchisseur est un travail assez salissant et mal payé. Il fallait dissoudre dans un seau la chaux hydraulique et ensuite, à l'aide d'un gros pinceau, essayer de "blanchir" murs et plafonds d'une pièce noircie par la fumée du foyer à bois qui brûlait toute l'année pour les aliments et chauffait la maison pendant l'hiver.
Ah, ouvrier de chaudière; voilà un bon travail! La chaudière était un cylindre à deux tiers enfoncé dans un talus et ses parois étaient maçonnées avec de l'argile et des pierres de rivière. Sur le devant, à ras le sol, la porte (en forme de V renversé) creusait un trou ayant la forme d'un Dé. Ce trou servait à stocker la matière brûlée. Nous chargions la chaudière de pierres calcaires "douces" en terminant le haut par une forme qui ressemblait au couvre chef d'un cardinal.
Une fois "chargé" la chaudière, nous allumions le feu dans le bas. Les combustibles allaient du bois aux pneus des automobiles, en passant par la sciure de bois; ce dernier était assez facile à trouver dans les parages grâce à une ancienne scierie ayant donné du travail a des centaines d'ouvriers une dizaine d'année auparavant. Mon père y avait laissé une grande partie de sa main, à la grande scie circulaire où il travaillait. Une montagne de sciure se trouvant dans cette ancienne scierie, nous avions la charge de gratter la "croûte" et de la laisser sécher au soleil avant de la mettre dans des sacs pour la transporter près de la chaudière.
Une fois le feu allumé, il fallait l'alimenter par des "pelletées" de sciure; ce travail durait 24 heures, parfois plus. C'est pourquoi trois personnes se relayaient toutes les 2 heures.
Après la cuisson, nous attendions 24 heures de plus pour décharger la chaudière, malgré la chaleur et la poussière, pénibles, surtout l'été. Ensuite, la chaux chargée sur le camion, il fallait essayer de la vendre dans les villages voisins.
Si nous arrivions à la vendre et si le propriétaire de la chaudière était honnête, nous recevions notre salaire; sinon il fallait se disputer pour être payé plus tard. D'ailleurs, lorsque nous allions réclamer notre dû, certains faisaient dire à leur femme qu'ils étaient absents mais qu'ils allaient venir nous payer à la maison. Nous pouvions toujours attendre longtemps!
Il m'est aussi arrivé de travailler pour l'Administration Forestale; mon travail consistait à réparer les chemins de la "Piccola Sila", charmante localité calabraise avec un cadre de verdure et de très beaux lacs.
Je faisais partie d'une vingtaine d'ouvriers de tout âges et du même village; le salaire n'était pas formidable mais il fallait s'en contenter et ne pas broncher, au risque d'être remplacé par un autre. Certes, vous me direz que 500 lires étaient une vraie misère mais on donnait encore moins aux célibataires.
Le dortoir était une vaste pièce d'un vieux bâtiment qui appartenait à l'Administration Forestale. Notre lit, une couche de fougère à même le sol, devait être couvert avec une vieille couverture ramenée de chez nous